CHAPITRE IX

Après d’interminables ablutions, il sombra dans un état second, un état de crise qui le poussa à commettre un acte exceptionnel. En son coffre, il tenait une boîte cylindrique contenant une drogue nouvelle, particulièrement dure, qu’il s’était procurée par caprice tout en sachant qu’il n’oserait jamais s’en servir. Pourtant, ce jour-là, victime d’une véritable tourmente intérieure, souffrant comme un damné, il décida de « franchir le pas », avec la tragique assurance des gens qui se défenestrent.

Il prit la drogue, l’emporta au grenier où, après avoir circulé un moment parmi les femmes de pierre pour une ultime hésitation, il s’installa sur une couche moelleuse emplie de bulles d’air chaud, ouvrit le récipient métallique hermétique, en sortit une seringue courbe, un jeu d’aiguilles et plusieurs flacons. Déterminé, il choisit une aiguille longue et souple, piqua consécutivement trois ampoules pour en pomper les liquides qui se mélangèrent, formant une substance translucide d’un joli brun foncé. Le moment crucial était venu : il releva l’une de ses manches, perfora une veine d’un geste réfléchi, enfonça le piston à tige modulable. Une chaleur intense l’envahit. Il se mit à suer comme s’il avait fourni un effort démentiel, dodelina. La seringue s’échappa de ses mains devenues moites, et il partit à la renverse. D’abord, il eut l’impression de rouler sur des nuages de couleur mouvants, puis tout se stabilisa dans le grenier reconstitué.

Alors, il assista à sa lente métamorphose : ses mains se modifièrent. Du moins, remarqua-t-il en premier lieu les transformations de ses doigts : les phalanges, que des rhumatismes avaient déformées au cours des ans, s’affinèrent, se détordirent. Les taches rousses de vieillesse, s’effacèrent. Les ongles eux-mêmes s’ovalisèrent en se teintant d’un beau rose carminé, témoin de vitalité. Les poignets s’épaissirent, les bras prirent des roseurs… Léonard écarta l’échancrure de sa robe de chambre, vit des muscles se nouer sur son torse, sangler solidement son ventre. Il en sentit d’autres qui durcissaient son cou, caparaçonnaient son dos. Alors, pris d’ivresse, il se dressa d’un bond, surpris par l’époustouflante élasticité de ses membres régénérés, par la souplesse de sa nouvelle masse. Il avisa l’une des déesses figées qui tenait un miroir de cuivre poli, s’avança vers elle pour se mirer dans la plaque lustrée : il n’y avait pas de doute, ses cheveux blancs s’assombrissaient et s’épaississaient ! Ils prenaient une couleur d’ébène, se mettaient à luire et à boucler. Les pointes de ses moustaches ne cessaient de se raidir, de se redresser, de s’enrouler pour lui donner une allure martiale. Bon sang, ça marchait, et le résultat dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer !

Il examina sa peau lisse, au grain extrêmement fin, son œil vif, d’un bleu intense, se trouva splendide. Sa lointaine jeunesse, enfouie au plus profond de sa mémoire disloquée, était revenue remodeler l’épave, lui avait redonné l’éclat du neuf. C’était fou, mais le résultat était là ! Il se caressa les joues avec volupté, palpa ses pectoraux bombés, les bosselures de son ventre-cuirasse… Bon Dieu, comme il se sentait vigoureux !

La robe qu’il avait passée avant l’expérience, et qui pendouillait autour de lui en plis disgracieux, le ceignait maintenant avec élégance ; le tissu épousait les renflements de ses épaules de boxeur, saillait en longues lignes pures sur les cuisses.

D’un geste ferme, il rejeta en arrière sa chevelure drue, passa la langue sur ses dents saines, sautilla en direction de l’escalier. Le sourire aux lèvres, il quitta le grenier pour s’élancer vers la chambre de Catalina :

— ¡Dios mio ! s’exclama la nourrice prête à la tétée, lorsqu’elle vit entrer ce diable d’homme, cet adonis qui pouvait être le petit-fils de son protecteur.

Prise d’une pudeur soudaine, elle couvrit ses seins d’un voile, laissa reposer sur sa gorge ses mains aux doigts écartés.

Assailli par le parfum de la femme et son infime odeur de transpiration, Léonard sentit se multiplier au creux de son ventre les picotements indociles du corps bouillant qui était désormais le sien. Jouissant des orages qui dévastaient ses sens hyperdéveloppés, il s’agenouilla sur les coussins amoncelés aux pieds de l’égérie, la fixa avec une telle intensité qu’elle baissa les yeux, les pommettes empourprées. Éprouvant une intense satisfaction, il frôla avec retenue les paupières veloutées, les cils courbes, la bouche vermeille aux bourrelets si fragiles, le menton pur.

Catalina frissonna de tous ses membres à ces attentions silencieuses, considéra à son tour, avec une hardiesse mesurée, le nouveau venu. Déconcertée mais magnétisée, elle effleura d’une main craintive le mystère de ce visage rappelant celui du peintre, mais dénué de flétrissures, sensuel, attirant. Elle palpa les joues satinées, le menton rude. Au vertige de la découverte partagée s’ajoutait le fluide des souhaits secrets rejetés dans l’inconscient. Le temps, le monde cessèrent d’exister autour de ces deux êtres rapprochés par l’effet de la sorcellerie moderne.

Comme égarés dans un berceau intersidéral, un astronef perdu dans l’immensité cosmique, ils s’immobilisèrent, tempe contre tempe. Une onde électrique secoua Léonard ; il baisa le lobe de l’oreille de Catalina puis, en une quête fiévreuse, chercha ses lèvres, glissa sa langue pétulante dans la cavité soyeuse de la bouche, s’émerveilla du contact des dents tièdes, délicieusement vivantes. Catalina renversa sa taille en arrière, dénoua ses cheveux, les étala sur les coussins, créant autour de sa tête et de ses épaules une gerbe luxuriante et vernie comme des paquets d’algues. Léonard laissa couler ses doigts le long de ses hanches pleines, de ses jambes qui se soumettaient à ses habiles attouchements. À travers l’étoffe du vêtement, il découvrit une chair dense qu’il libéra peu à peu de son enveloppe. Quand il eut déshabillé la nourrice, il la contempla longuement en une sereine extase puis se dévêtit à son tour. Nue, sa peau rajeunie s’avéra d’une sensibilité diabolique : lorsqu’elle entra en contact avec celle de la femme, elle se hérissa d’ondes convulsives. Il caressa alors les seins lourds débarrassés de tout carcan, joua avec les masses libres comme il rêvait de le faire depuis longtemps. D’une main gaillarde, Catalina s’empara de son sexe et communiqua à cette masse plantureuse réduite depuis des décennies à l’état de limace, une volonté guerrière.

Bouleversé, Léonard s’installa entre les cuisses dodues et, emporté par la tornade du désir, partagea de sa fougueuse rapière le fruit palpitant, honteusement désiré. Une lente et puissante chevauchée l’entraîna vers les confins d’une exaltation nébuleuse. Secouée de spasmes, Catalina gémit, se cabra, la bouche entrouverte, comme sous l’effet d’une profonde douleur. Sublime dans la maîtrise de son énergie retrouvée, Léonard s’épanouit dans une crispation pathétique de tout son être, torsade de muscles tétanisés. Pantelante, Catalina le serra contre sa poitrine, l’abreuva de baisers passionnés, le berça jusqu’à ce qu’il dorme, le front enfoui entre ses opulentes mamelles.

 

Lorsqu’il s’éveilla, une pénombre violette emplissait la pièce et Cataline avait disparu. Il voulut bondir sur ses pieds, mais un vertige soudain le contraignit à se rasseoir. Une pâte à goût de moisi collait sa langue au palais ; dans son crâne douloureux résonnaient des bruits incohérents, des cris, des bourdonnements, des crissements, des chuintements. Oppressé, le cerveau meurtri, il appuya ses paumes sur ses tempes, chercha son équilibre, se dressa avec peine, chancela vers la porte ouverte. Il était temps : son corps se disloquait, perdait sa vigueur, sa densité. Les muscles effilochés, flasques, ne répondaient plus qu’à retardement à sa volonté.

Cassé en avant, les jambes molles, repliées, il se hissa comme il put dans l’escalier, parvint, haletant, vidé de forces, dans le grenier. Là, parmi les statues serrées en foule compacte, aux mines réprobatrices, il retrouva sa couche aux bulles chaudes, s’y étala. Un moment, il lutta contre des ombres agressives, d’insolites paquets de broussailles qui fondaient sur lui, puis perdit les sens.

Des voix l’arrachèrent à sa léthargie. Émergeant lentement des eaux noires d’une nuit totale, il aperçut, parmi les Vénus, trois silhouettes en mouvement. Ces formes humaines, vagues, tendirent un bras dans sa direction, index pointé, avant de se ruer sur lui. Dans le brouillard qui, curieusement, stagnait sous les combles, il reconnut Rombus, aux yeux de verre démesurément grossis sur sa tête pointue de reptile, l’inspecteur Bousquet, qui arborait un masque sévère et accusateur, semblable à une parure du théâtre japonais, tant il était caricatural, et, enfin, D’Santo, le médecin au crâne en partie rasé, gonflé comme une montgolfière. Ces hures déformées, grimaçantes, cauchemardesques, se penchèrent vers lui, l’effrayant, l’obligeant à se recroqueviller, à protéger sa face de ses bras. Il ferma les yeux pour échapper à cette vision insoutenable, roula dans un tourbillon d’ouate douce un laps de temps indéfini, mais des doigts durs lui pétrirent les côtes, lui triturèrent le visage, soulevèrent ses paupières, pesèrent sauvagement sur sa poitrine avant de lui donner des coups d’une violence inouïe, comme s’ils voulaient l’asphyxier, lui casser les os. Devant pareille agression, Léonard regimba : il tenta de repousser les assaillants, mais ses mains dénuées de force retombèrent. Derechef, il se réfugia dans un état comateux… Alors, les mains têtues de ses tortionnaires à peines aperçus, peut-être rêvés, revinrent à la charge, recommencèrent à le persécuter, l’empêchèrent de glisser vers ce repos total auquel il aspirait de toute son âme. Les touchers se multiplièrent, se firent plus insistants, plus rapprochés. Des retentissantes claques le tirèrent de sa torpeur. Dans un halo de lumière trop vive, il devina le visage trempé du médecin et mâchonna :

— Foutredieu, le tonsuré, laissez-moi en paix !

Bousquet colla sa face blême à celle, rougeaude, un peu congestionnée du docteur.

— Il revient à lui, dit-il. Continuez le massage cardiaque, je vais pouvoir l’interroger.

— Allez-y mollo, conseilla D’Santo en se redressant pour se masser les reins. Il a repris ses esprits, mais faible comme il est, une émotion trop forte peut le faire capoter.

Ne sachant s’il avait réellement entendu ce qui venait d’être dit, Léonard se contenta de ronchonner.

— Tout doux, monseigneur, le calma Bousquet en lui tapotant l’épaule d’un geste amical. Ne vous énervez pas : sans notre arrivée inopinée, vous ne seriez plus de ce monde à cette heure ! On n’a pas idée de se shooter au Perplax à votre âge ! Vu la quantité de drogue que vous vous êtes administrée, vous avez failli y passer.

L’esprit brouillé, Léonard cligna des yeux, examina ses mains osseuses, sculptées par les rhumatismes, pinça sa peau fripée, la tira, tripota les zones parcheminées, ponctuées de taches grises, palpa ses ongles blanchâtres, ébréchés, serra ses bras maigrelets, les biceps réduits à quelques fibres inconsistantes.

— Allons, allons, reprit Bousquet, songeur, vous êtes entier et vous vous en sortez bien.

D’Santo lui souleva la nuque, l’obligea à boire le contenu gluant d’un verre. Un peu en retrait, Rombus, indifférent, adossée à une Vénus, nettoyait ses lunettes hémisphériques à l’aide d’un mouchoir. Léonard réalisa que tous trois avaient repris des proportions normales. Grâce au liquide ingurgité, il retrouva assez d’énergie pour s’éveiller tout à fait.

— À la bonne heure, déclara Bousquet, rasséréné. L’artiste ne nous demande pas pourquoi nous sommes venus lui rendre visite ?

— À conscience tranquille, nulle inquiétude, parvint à répondre Léonard, enfin sur ses gardes.

Son esprit se clarifiait et sa méfiance, maintenant, se dilatait, captait toute son attention.

— Le serpent me conduira au meurtrier de Felipe, laissa tomber le policier, froid tout à coup. Comme vous le voyez, de chez Vautrin, je reviens chez vous.

— N’en faites pas trop, inspecteur, chuchota D’Santo, inquiet. Quand mon remontant ne fera plus effet, il y aura des risques.

— L’assassin a fait venir le serpent d’Afrique, poursuivit Bousquet, malgré la réticence du médecin. Connaissez-vous le Maghreb ?

— Non, répondit Léonard d’un ton neutre qui ne trahissait aucun trouble, l’aridité ne m’a jamais attiré. Et puis, les salles bêtes qui ont traversé la Grande Pollution me répugnent.

Il bâilla à se décrocher la mâchoire, avertit :

— Je me rendors, inspecteur…

— Un employé des fossoyeurs a vu ce genre de vipère à cornes dans le Sahara, insista Bousquet. Fernand. Cet homme aurait donc pu se faire rapporter une vipère, car le meurtrier s’est procuré le serpent mortel en priant un ami de le lui remettre.

Les yeux clos, Léonard faisait mine de dormir, mais Bousquet continua :

— La veille du crime, un certain Antoine Vasquez, employé chez Bornino, à « La Palette », vous a remis un paquet, n’est-ce pas ?

Soulevant une paupière qui découvrit un œil très jaune à la pupille dilatée, Léonard acquiesça :

— Tous les deux mois environ, ce commissaire de mes deux, pardon, ce commissionnaire méticuleux, véhicule la peinture que je commande. Mais Bornino ne tient pas un zoo, que je sache ?

— Oh, oh ! rétorqua Bousquet, l’air finaud. Je ne vous ai pas demandé s’il y avait un serpent dans ledit colis ! Vous seul venez de lier cause et effet, si je puis m’exprimer ainsi.

— Attention, intervint D’Santo. Le cœur est faible.

— Natif de Laghouat, Vasquez est du pays des vipères, martela l’inspecteur, lancé.

Léonard sut qu’il était pris, mais il était fermement décidé à esquiver le plus longtemps possible la fin qui l’attendait. Avant de rendre les armes, il voulait profiter de Catalina, coûte que coûte, qu’il lui faille finasser ou mentir, ou délirer ! Plus rien d’autre n’avait d’importance.

— Vasquez fréquente des descendants de Mozabites, poursuivit Bousquet. Il aura pu se procurer un serpent.

— Me soupçonneriez-vous ? interrogea Léonard avec une mimique de pleurnichard. C’est comique. Moi que ai une sainte horreur des serpents !

Du coin de l’œil, il lorgnait Rombus qui, soudé à la statue, n’avait pas bougé d’un pouce, insensible, apparemment indifférent. Bousquet esquiva la question :

— À la façon qu’il a de me toiser, je vois que votre médecin estime que je vous fatigue.

Il se tourna vers D’Santo, fit de grands gestes :

— Voilà votre patient ! Je vous le rend intact. Soignez-le bien, surtout. Je tiens à ce que la mémoire lui revienne.

Il s’en alla, Rombus sur ses talons, silencieux comme une ombre. Le médicastre prépara une mixture dans un creuset de métal tout en expliquant :

— Je vais vous administrer deux ou trois centimètres cubes de cette mélasse. C’est à base de lait de chienne. Un concentré. Nul doute que cette substance vous fortifie. Vous en prendrez toutes les trois heures, comme une tétée. Avec ça, vous oublierez le choc de la drogue.